Pourquoi j’ai tué Pierre (2006) d’Olivier Ka et Alfred
Pourquoi j’ai tué Pierre (publié en 2006 chez Delcourt dans la collection Mirage), appartient à la famille des hybrides : BD et roman-photo. Olivier Ka raconte une histoire très personnelle illustrée par Alfred. Cet ouvrage se présente tout d’abord comme une BD très classique, qui aurait d’ailleurs pu être un livre illustré. Les dessins viennent en effet illustrer un monologue de l’auteur qui raconte plusieurs épisodes de son enfance. Mais vers la fin de l’ouvrage, les deux auteurs retournent sur les lieux de l’enfance du scénariste, et à ce moment-là, le roman-photo prend le pas sur la bande dessinée. En effet, le roman s’écrit alors au présent, et les photographies permettent de plonger le lecteur dans une ambiance plus proche du reportage que des souvenirs.
Cet ouvrage illustre parfaitement la complémentarité entre roman-photo et bande-dessinée. Si la photographie est adaptée à l’épisode documentaire, elle est aussi rapidement limitée. En effet, après un long chemin emprunté en voiture (les photos monotones illustrent ce passage du monde du souvenir vers celui du documentaire et fait monter le suspens : que va-t-on découvrir au bout de ce chemin ?), les auteurs descendent de voiture, et là, ils ne prennent plus de photos ! Ils ne peuvent donc plus illustrer leur récit… et le dessin permet de prendre le relai (comme dans Le photographe d’Emmanuel Guibert).
Car toute la difficulté du roman-photo, c’est que, dès que l’on veut faire parler des gens, on bascule dans le cinéma. Il faut prévoir les éclairages, demander des autorisations aux personnes photographiées ou avoir recours à des acteurs (qu’il faut payer), envisager des prises multiples de la même action, faire attention aux décors… Les contraintes techniques (et les coûts) augmentent, alors que le recours au dessin fournit une plus grande liberté pour conduire la narration.
Pourquoi j’ai tué Pierre illustre une autre complémentarité : Si les retrouvailles avec Pierre (qui est le sujet du livre) ne sont pas photographiées, la longue discussion entre le scénariste et Pierre qui suit est illustrée de photographies traitées sur un mode quasi abstrait. La narration graphique n’est donc pas descriptive, mais suggestive. Des photographies que l’on imagine prises dans le décor qui entoure les deux protagonistes laissent au lecteur le loisir de se concentrer sur le contenu de la discussion et il imagine lui-même les scènes. Le recours à la photographie n’était certainement pas indispensable, on aurait pu imaginer une séquence dessinée. Mais elle prolonge sur un mode différent les pages photographiées qui précédaient. Le recours à la photographie signale que l’on est dans le présent, dans le réel. Mais comme on est également dans le jugement, dans le subjectif plus que dans la description, les photographies sont stylisées, traitées de manière à devenir plus abstraites que figuratives.
Cette bande dessinée n’est donc pas un roman-photo. Mais cette longue séquence illustre parfaitement la complémentarité, ou plutôt les complémentarités qui peuvent associer ces deux arts narratifs graphiques que sont bande dessinée et roman-photo. En lisant ce type d’ouvrage, je me demande parfois si je ne devrais pas modifier ma classification : consacrer mon salon aux ouvrages hybrides, et réserver le salon des refusés aux seuls romans-photos !